CARICATURES and more by TOBA

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Ecrits


1,2,3, beaucoup!

« Un, Deux, Trois, Beaucoup ! »

 

Maxime, dix-neuf ans huit mois sept jours, travaillera demain pour la première fois de sa vie.

Cette perspective l’emplit de joie et d'angoisse simultanément. Il sait pertinemment que sa mère, qui regarde la télé en bas, a dû batailler dur pour qu'il obtienne ce job. Il la soupçonne même d'avoir fait jouer les réseaux d'influence de Luc, Chef des Services Sociaux du département et meilleur ami officiel (Petit ami officieux? Impossible à savoir: Aucun homme n'a passé une nuit chez eux depuis que son père est parti, il y a dix ans. Son père qui ne trouva rien de mieux à faire que de se remarier l'année suivante, puis de refaire des enfants qu'il puisse enfin aimer, et ne jamais appeler pour son anniversaire, ne jamais appeler tout court...).

En tout cas il est résolu à ne pas décevoir sa mère. C'est pour cela entre autre qu'il est parti se coucher de si bonne heure. Mais l'angoisse et la joie qui l'habitent, d'ordinaire si divisées sur tous les sujets, se sont mises d'accord sur  celui-là: L'empêcher de dormir.

C'est ainsi qu'il se retrouve à minuit passé, allongé sur son lit par dessus la couette dans son pyjama violet fétiche, le casque vissé sur les oreilles à écouter une émission scientifique captivante sur France-Culture.

L'invité de ce soir s'appelle Laurence Conrad. Ethnologue fascinée par les nombres ou mathématicienne férue de voyages (au choix), elle vient de publier un ouvrage sur les systèmes de numération dans les civilisations premières intitulé « Un, Deux, Trois, Beaucoup... ».

Au cours de ses nombreux périples aux quatre coins du monde, elle a fait une constatation étonnante: Les organisations humaines les plus primitives (clans, tribus), avant que les échanges marchands ne les poussent à développer des outils comptables plus sophistiqués (elle appelle ce phénomène dans le développement des sociétés la « nécessité comptable ») semblent toutes utiliser le même système numérique à quatre entités: Un, deux, trois, puis un quatrième élément pouvant selon les langages signifier « beaucoup », « un tas », « multitude » ou « foule » mais renfermant toujours cette notion de l'innombrable. Tous ces peuples assimilent donc n'importe quel groupe de quatre ou plus a « beaucoup ».

Elle en a déduit que le cerveau humain est incapable de dénombrer spontanément un groupe supérieur à trois. Elle estime que nous pouvons percevoir immédiatement une, deux ou trois « choses » devant nous. Mais qu' à partir de quatre, nous sommes dans l'obligation biologique de mettre en œuvre un système de comptage (encoches dans un fémur, cailloux dans un pot ou utilisation des doigts) pour évaluer puis éventuellement nommer les quantités.

Elle y voit un héritage de notre cerveau reptilien et soupçonne que nous partageons cette faculté de comptage embryonnaire avec les animaux: « Un », c'est l'autre, l'unique, le solitaire, la proie ou l'ennemi. « Deux » c'est le couple, la paire. « Trois » c'est déjà un groupe, une famille, une meute en devenir. Au-delà c'est une masse indistincte, et quatre ou cent, peu importe dans un environnement où seuls comptent les impératifs de survie et de reproduction. Elle va jusqu'à laisser entendre qu'on retrouve un écho de ce mécanisme dans les origines des systèmes religieux qu'elle estime contemporaines de la « nécessité comptable », et dans les diverses cosmogonies où se racontent de façon récurrente des histoires de Dieu unique, de dualité Lune/Soleil et autres trinités divines, mais laisse aux théologiens le soin d' ouvrir éventuellement ce débat.

Maxime est fasciné par ce concept, et s'empresse de le ranger soigneusement dans un recoin de son cerveau qu'il appelle la « Bibliothèque du savoir inutile », un endroit où il aime à se prélasser des heures durant.

Son imagination prend le relais et projette sur l'écran de ses yeux clos des histoires de pêcheur Inuit rentrant dans son igloo, sa femme lui demandant « La pêche a été bonne? » et lui, répondant en vidant son sac « Oui! Regarde: j'en ai pêché un, deux, trois, beaucoup! ». Hilarant. Ou un immense guerrier africain courant vers le chef du village en criant « L'ennemi approche! Ils vont nous massacrer tous! » Le chef répond:  « Combien sont-ils? » « Ils sont un deux trois, beaucoup! ».

Et c'est assis dans une grotte entre deux femmes de Cro-Magnon, l'une demandant à l'autre si elle se souvient de combien d'enfants elle a été porteuse que le sommeil vient finalement le surprendre...

 

Son travail à l'usine est beaucoup moins pénible qu'il ne le redoutait. En entendant le mot « usine », il avait eu des visions de hauts-fourneaux embrasés, de torses nus et musclés ruisselants de sueur et maculés de suie, de bras noueux et gantés poussant des wagonnets de métal en fusion... Heureusement rien de tout cela. Dans cette usine de fabrication de couches culottes et de produits d'hygiène féminine, les ateliers sont spacieux, lumineux et propres. Les gens sont aimables, vous disent bonjour et sourient en vous serrant la main quand ils vous rencontrent le matin. Tous sauf un homme à la mine aussi grise que ses cheveux qui lui jette un regard noir en l'évitant quand ils se croisent.

On l'a affecté à une ligne de production de protège-slips. En bout de ligne, un tapis convoyeur véhicule les petites boîtes cartonnées jusqu'à ce qu'elles tombent dans un grand bac circulaire en métal qui tourne lentement sur lui-même. Sa tâche consiste à déplier un carton devant lui, à récupérer les boîtes et à les y disposer. Deux rangées de cinq boîtes dans le fond, deux autres rangées par dessus, puis il pousse le carton sous la scotcheuse qui le scelle et l'envoie sur un nouveau convoyeur pour un dernier voyage aérien jusqu'au magasin de l'usine situé dans un autre bâtiment.

La cadence n'a rien d'infernale et il a tout loisir de rester assis à regarder les petites boîtes tomber avec un petit bruit mat dans le fond du bac, formant progressivement un tas dans lequel il puise ensuite pour remplir les cartons jusqu’à ce que le stock soit épuisé et qu’il puisse se rasseoir à nouveau.

Pour tromper l’ennui, il s’est imposé un exercice consistant à ranger les boîtes toutes dans la même position : la face où se trouve le logo en haut et tournée vers lui. Cet assemblage net et bien ordonné l’amuse et il lui trouve secrètement un caractère sécurisant et rassurant qu’il ne peut expliquer.

 Il cherche par ailleurs à optimiser ses gestes et ses déplacements bac/carton (distants d’à peine un mètre et ne lui coûtant qu’une rotation du buste et un petit pas de côté). Deux boîtes correctement alignées se prennent facilement par le haut d’une seule main. Il peut donc en prendre deux dans chaque main, les ranger, puis compléter la rangée par une boîte unique, passant ainsi de vingt à huit déplacements. Puis il s’aventure à essayer de bloquer une boîte entre celles qu’il tient dans les deux mains, à la manière d’un jongleur de cirque. Avec un peu de pratique, l’exercice s’avère payant, il peut dorénavant transporter une rangée complète de cinq boîtes du bac au carton, et quatre voyages seulement lui sont nécessaires pour en remplir un.

Force lui est de reconnaître qu’il tire satisfaction de la manière dont il s’acquitte de sa tâche, et une certaine fierté de l’habileté manuelle qu’il déploie pour transporter d’un seul coup cinq boîtes parfaitement alignées.

Alors d’où lui vient ce léger sentiment d’inconfort ? Cette sourde impression que quelque chose ne tourne pas rond ?

La lumière se fait soudainement, lui arrachant presque un petit cri de surprise : Il saisit à chaque tournée dans la masse de boîtes un paquet de cinq avant de les aligner devant lui... Cinq à chaque fois... Jamais quatre ou six... Sans les compter.

C’est en contradiction totale avec les affirmations de Laurence Conrad !

Visiblement, son cerveau isole un groupe de cinq boîtes dans le tas sans avoir recours à un artifice comptable quelconque, spontanément et sans même qu’il en soit conscient ! Quid de la limite biologique de trois entités ? De cette magnifique théorie qui a eu les honneurs de la Bibliothèque du savoir inutile ? La contrariété qu’il en conçoit cède vite la place à l’amusement. Laurence Conrad est une intellectuelle qui passe son temps à dispenser des cours, voyager dans le monde, participer à des conférences, donner des interviews et écrire des livres. Laurence Conrad n’a jamais travaillé en usine, jamais eu besoin de constituer des rangées de cinq boîtes pour les mettre dans un carton. De toute évidence Laurence Conrad s’est fourvoyée, gargarisée par ses propres certitudes et des observations biaisées de peuplades primitives...

Il perçoit immédiatement le parti ludique qu’il peut tirer de la situation : Évaluer jusqu’à quel point la scientifique s’est trompé. Il a allégrement franchi la barrière des trois objets, mais conçoit qu’il doit forcément exister une limite à ce que le cerveau peut appréhender immédiatement en termes de quantité. Il va donc s’atteler à une tâche réellement exaltante : trouver la frontière de l’innombrable.

Se tournant vers le tas de boîtes qui s’est constitué dans le bac, il décide de se saisir de six boîtes à la fois. Il recompte : Il y en a bien six. Il répète l’opération une dizaine de fois, sans jamais faillir. A Sept, il commet quelques erreurs, mais au bout d’une quinzaine de tentatives, il parvient à s’emparer de sept boîtes sans se tromper, autant de fois qu’il le désire. Il a eu besoin d’un peu d’entraînement cette fois, mais la limite est malgré tout repoussée.

Une pensée parasite interrompt soudain son expérience : Le bruit sourd des boîtes tombant dans le bac... Et si ce bruit d’une régularité métronomique constituait un indice du nombre de boîtes présentes à un instant donné dans le bac ? Si son cerveau tenait à son insu un décompte des boîtes grâce au rythme de leur chute ? Un peu tordu peut-être, mais plausible... Suffisant en tous cas pour semer le doute dans son esprit sur la validité de sa contre-théorie.

C’est chose facile à vérifier. Il vide le bac aussi vite qu’il peut, puis lui tourne le dos en fermant les yeux et en se bouchant les oreilles. En comptant jusqu’à cent, il estime qu’il y aura suffisamment de boîtes accumulées pour reprendre son expérience sans avoir bénéficié d’indication sonore sur leur quantité supposée.

A Seize, une main se pose sur son épaule et le fait sursauter.

C’est Thérèse, contrôleuse sur la ligne d’à côté. Elle a quelques années de plus que lui et le cœur de Maxime bat un peu plus vite que d’ordinaire quand ils se disent bonjour le matin. Qu’elle le surprenne dans une posture aussi incongrue lui cause un embarras sans borne et il sent immédiatement son visage virer au rouge écarlate. Il cherche à toute vitesse une excuse acceptable mais son cerveau est comme paralysé par la honte.

L’adorable visage grêlé de taches de rousseur se fend d’un sourire bienveillant qui ajoute à sa confusion et Thérèse lui tend une main ouverte où se trouvent deux petits bouchons de mousse jaune.

« Fallait le dire que le bruit de la ligne te gênait bonhomme ! Tiens, c’est fait pour ça. Moi j’en porte tout le temps ! »

Il arrive à balbutier un vague merci en prenant les bouchons et se tourne prestement pour cacher son visage cramoisi. Du coin de l’œil, il aperçoit Thérèse qui retourne sur sa ligne en lui adressant un petit signe de la main.

Il feint de ne pas l’avoir vue et plonge les yeux dans le bac devant lui. Huit. Il doit en prendre huit. Il se saisit d’un groupe de boîtes qui passent devant lui et les relâchent une à une, et huit boîtes il y a.

Il peine à présent à progresser dans sa quête de l’innombrable. D’abord à cause de la taille des boîtes : A neuf boîtes, c’est pratiquement une brassée dont il se saisit, et il n’y a aucune raison pour un observateur extérieur qu’il s’empare d’un seul coup d’une telle quantité. L’incident avec Thérèse l’a marqué et il redoute de se retrouver dans une situation embarrassante dont elle pourrait être à nouveau témoin. Et puis les bouchons de mousse qu’elle lui a offerts atténuent le bruit des boîtes qui tombent sans l’éliminer complètement, ce qui pourrait compromettre la validité des résultats obtenus...

L’occasion de reprendre son expérience se présente cependant quelques jours plus tard, lorsqu’on le change de poste. Sa ligne doit être arrêtée pour plusieurs jours de maintenance, et l’intérimaire qui travaillait au conditionnement sur la « ligne masques », un étudiant en droit, est retourné à ses études.

La nouvelle de ce changement le perturbe. La « ligne masque », une ligne de production ultra moderne qui fabrique des masques respiratoires FPP2 très demandés en ce moment, est en effet pilotée par « l’homme en gris » dont l’hostilité affichée lui inspire une certaine crainte. D’un autre côté, la contrôleuse de cette ligne n’est autre que Thérèse, ce qui contribue à atténuer quelque peu son angoisse.

C’est d’ailleurs elle qui le prend en charge et lui montre le travail à accomplir.

Les masques, dans leur enveloppe de cellophane, sortent en rang serré de la machine sur un tapis roulant qui descend lentement vers la table de l’opérateur. Là, pas de bac de réception, pas de temps mort pour s’asseoir. La rivière blanche de masques descend la pente douce du tapis en un flot lent mais continu. On pourrait presque croire à un long tube crénelé si une butée métallique, jaillissant à intervalle régulier de son logement à l’entrée du tapis ne venait décaler un masque sur vingt afin de faciliter le travail de l’opérateur. L’enchaînement des opérations de conditionnement doit donc se faire à un rythme soutenu:

Prendre une boîte façonnée à plat sur la pile de la table et la déplier devant soi. Saisir un paquet de vingt masques sur le tapis, et les placer dans la boîte. Ajouter par-dessus une notice d’utilisation puis refermer le couvercle en carton en insérant la languette dans la fente prévue à cet effet. Enfin poser la boîte sur un nouveau tapis qui, après l’avoir conduite sous l’imprimante à jet qui marquera la date et l’heure, la relâchera dans un grand bac rectangulaire où elle sera plus tard prise en charge par la contrôleuse qui vient de temps à autres remplir des cartons.

La ligne produisant cent masques à la minute, il en déduit qu’il doit accomplir cette tâche en douze secondes ne serait-ce que pour rester synchro avec la machine. C’est chose impossible au début et Thérèse est fréquemment obligée de venir l’aider à remplir des boîtes pour empêcher le flot de masques cellophanés d’envahir la table et de se déverser par terre. Heureusement pour son ego, il parvient au bout de quelques heures à dompter le rythme de la machine et même, en forçant sa cadence, à faire reculer le front des masques, remontant la « rivière blanche » jusqu’à l’embouchure de la machine. Il à « choppé le coup ! » comme lui a dit Thérèse avec un sifflement admiratif et un clin d’œil qui lui a fait monter le rouge au front.

Ses mouvements, il y a encore deux heures brusques et saccadés, ont acquis une fluidité qui confine à la grâce. Son bras plonge vers le tapis et cueille le paquet de vingt masques comme un cormoran ramasse en plein vol un poisson venu s’aventurer trop près de la surface des flots. C’est à peine s’il cherche du regard le vingtième masque décalé. Une étrange euphorie le gagne. Ses paupières se ferment lentement, il hoche la tête au rythme de la machine, Il esquisse un sourire. Tout son corps participe. Comme en transe, il se sent en communion avec la ligne, une extension naturelle d'elle, un simple rouage, il est le froissement du tissu de sa blouse participant à la symphonie cadencée il est le rythme même il est le « tchiiiiii koum, tong, tong, kou tchuuuu , tchiiiii koum tong, tong, ... »

Il est le...

La sirène stridente d’arrêt d’urgence de la ligne le sort de sa transe.

« Putain de merde ! Qui c’est qui m’a foutu un demeuré pareil ? T’as de la merde dans les yeux le mongol ou quoi? »

L’homme en gris s’approche de lui, menaçant. Ses petits yeux rapprochés semblent rougeoyer sous l'effet de la colère. Il tend le bras vers le tapis arrêté en continuant de hurler:

« T'as pas vu que ça déconnait, non? »

Maxime regarde le tapis et ses jambes manquent de se dérober sous lui: Pas de masque décalé tous les vingt masques, ce qui signifie que le taquet supposé le décaler a cessé de fonctionner à un moment donné, allez savoir quand...

C'est justement ce que se demande l'homme en gris.

« Et ça fait combien de temps que t'enquilles des masques sans savoir combien t'en mets par boîte, hein? Pauvre débile! »

Thérèse s'est rapprochée de lui.

« Oh ça va! C'est pas la peine de gueuler comme ça c'est son premier jour, quoi! »

« On t'as rien demandé à toi! Tiens va vérifier le dernier carton sur la palette qu'on voit l'étendue des dégâts! »

Thérèse lance à Maxime un regard qu'elle aimerait rassurant et s'exécute.

Après avoir ouvert le carton et vérifié une demi-douzaine de boîtes, elle se tourne en relevant le menton d'un air de défi.

« Y en a bien vingt par boîte! »

Elle se rend au bac et contrôle les dernières boîtes qui y sont tombées... 

« Ha! Vous voyez bien que vous braillez pour rien! Elles sont toutes bonnes. Le truc est tombé en panne juste à l'instant, il a pas eu le temps de s'en apercevoir et c'est tout! »

Maxime sait qu'il n'en est rien. Il réalise maintenant qu'il n'entendait plus le cliquetis du taquet depuis un certain temps. D'ailleurs il ne regardait même plus le tapis ces derniers temps. Dans sa transe, il saisissait instinctivement vingt masques à chaque fois, pas un de plus, pas un de moins.

L'homme en gris se tourne en grognant et part vers les bureaux.

« Occupe-toi des masques qui sont sur le tapis pendant que je vais chercher un technicien au lieu de faire ta maligne, Thérèse. »

Thérèse s'approche de Maxime avec un sourire triomphant, lui adressant l'un de ces clins d'yeux qui le mettent dans un état proche de la panique.

« Quel connard, pas vrai? »

Maxime détourne le regard et ses yeux se posent sur la colonne de masques sur le tapis de la machine. « Deux cent soixante-douze » pense-t-il.

Avec dextérité, Thérèse recompose des paquets de vingt masques et les lui tend pour qu'il les mette en boîte au fur et à mesure. Ils font ainsi treize boîtes. Reste douze masques que Thérèse met de côté en attendant que la machine redémarre...

Maxime sort du vestiaire à cinq heures trois précisément, comme tous les soirs de la semaine. Dans le couloir, Thérèse l'attend en souriant. Elle lui prend la main et tous deux se mettent en marche sans mot dire. Il fixe le sol entre ses pieds, veillant soigneusement à ne pas marcher sur une ligne entre deux dalles de carrelage (sinon Thérèse disparaîtrait ou quelque chose de terrible comme ça) tout en essayant de calmer les palpitations désordonnées de son cœur.

Dans le hall d'accueil de l'usine, sa mère l'attend comme tous les soirs. En les voyants, elle se lève de son siège et s'approche d'eux, un sourire fatigué aux lèvres.

« Ça a été aujourd'hui? »

Il constate que comme d'habitude elle ne s'adresse pas à lui mais à Thérèse.

« Super, Madame Marchand. Maxime travaille comme un chef! » Avec son franc parler naturel elle ajoute « Et vous à la maison, pas trop dur? »

Sa mère a un petit rire « Non, non pas du tout! Maxime est un ange. Et puis mes copines se plaignent que leurs enfants grandissent trop vite et redoutent le moment où ils vont quitter le nid. Au moins pour moi, le problème ne se pose pas! »

 

Plus tard, dans la voiture, Maxime regarde le soleil jouer derrière les nuages en pensant à Laurence Conrad. Il l'imagine trônant au centre d'un amphithéâtre universitaire, enseignant sa théorie idiote à une foule d'étudiants attentifs. L'idée l'amuse énormément.

Sa mère tourne la tête et essaye d'engager la conversation.

« Alors mon grand, tu as fait quoi aujourd'hui? »

Il aimerait tant partager son expérience avec sa mère, lui expliquer comment il a trouvé la faille dans la théorie d'une scientifique renommée... Comme d'habitude il sait ce qu'il veut exprimer, les pensées éparses qu'il devrait structurer en mots, verbes, phrases. Il connait la syntaxe et même les muscles à mettre en action pour se faire, mais comme d'habitude les pensées se bousculent, refusant de s'aligner sagement comme il le leur demande en attendant de les articuler en mots, elles disparaissent puis ressurgissent au hasard et sans logique aucune. Il est comme un Chef cuisinier qui sait quel plat il veut faire, a tous les ingrédients pour, mais ne se souvient plus dans quel ordre exécuter la recette. Il arrive à articuler péniblement « Ai fait Un, deux, trois, beaucoup!.. Un, deux, trois, beaucoup!.. »

Sa mère lui jette un regard tendre imprégné d'une certaine mélancolie par-dessus l'épaule.

« Ça devait être marrant!.. »

Elle secoue brièvement la tête et reprend: « Écoute mon chéri, j'ai la flemme de faire à manger ce soir, et il fait encore super beau. Qu'est-ce que tu dirais qu'on aille au Lac, là maintenant? On reste une heure et après on attrape deux pizzas surgelées au Super avant de rentrer. Chouette programme, non? »

Sur le siège arrière, Maxime applaudit en riant. « Le lac! Le lac! Le lac! »

Plus la moindre trace de mélancolie dans le sourire de sa mère qui scande avec lui « Le lac! Le lac!... »

Maxime est aux anges. Au lac, il y a un terrain de jeu. Il se voit déjà courir au grand bac à sable près des balançoires dès leur arrivée.

Bien sûr, les enfants présents s'éloigneront précipitamment de lui. Certains prenant simplement une mine dégoutée, d'autres osant même un quolibet ou deux à son encontre, mais aujourd'hui il s'en moque: Il va savoir. Là, dans quelques minutes à peine, il va savoir.

 

Vous savez, vous, combien il y a de grains dans une poignée de sable?

 

Heureux, Maxime prend son pouce dans sa bouche, ferme les yeux, et décide de passer le reste du trajet enfermé dans la Bibliothèque du savoir inutile.


02/06/2015
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